Un post à ne pas lire par mes ami qui n’en ont pas le temps. Il parle d’un temps que les plus jeunes d’entre nous ne peuvent pas connaître…
Repères dans ma scolarité :
De 1942 à 1946, j’ai fréquenté les écoles primaires de Chaumont, Tournus, Soncourt, Cluny et de l’île-Napoléon. Je n’en ai gardé que très peu de souvenirs .Mes passages dans ces écoles ont été trop brefs.
46 /47 : école d’île- Napoléon–âge du CP et du CE1. Je me souviens avoir appris à lire avec ma maman dans le journal « les dernières nouvelles d’ Alsace ».
47/ 48 : école centrale de Mulhouse–j’ai l’âge du CE2 et j’entre en CM2 !
48/ 49 : école centrale de Mulhouse… redoublement du CM2. Il ne me reste plus qu’une année d’avance.
j’ai fréquenté six écoles primaires pour cinq années de scolarité !
49/ 50 : sixième lycée de Mulhouse, puis avec un an d’avance jusqu’à mon entrée à l’école normale.
50/ 51 : cinquième lycée de Mulhouse
51 /52 : quatrième lycée, Fabert de Metz
52/ 53: troisième lycée, Fabert. Premier concours d’entrée à l’école normale. Échec
53/ 54 seconde. Lycée Fabert, deuxième concours réussi à l’école normale.
54/ 58 études à l’école normale de Montigny-les Metz. Âge devenu enfin normal.
En novembre 1947, j’ai neuf ans. Voici mon parcours quotidien pour aller à l’école centrale de Mulhouse :
–Maison–Gare SNCF d’île Napoléon : environ 750 m.
–gare SNCF de Mulhouse–école centrale : environ 1 km.
Donc 4 × 1750 m, soit 7 km… en prenant quatre fois le petit train entre l’île Napoléon et Mulhouse… on ne ferait plus faire ça à un gosse de neuf ans ! D’autant qu’ entre l’école et la gare SNCF de Mulhouse et retour il me fallait courir !
Et par tous les temps…
Je décris ci-dessous sous la forme d’une nouvelle un moment de ma première année de scolarité primaire à Mulhouse dont j’ai vraiment le souvenir. Tout est presque vrai… Je n’ai pas beaucoup d’imagination.
Le petit robert va à l’école.
Le raccourci.
Nous sommes en 1947.
Vent d’automne, grand vent, c’est le temps du cerf-volant. Quelques feuilles noircies se soulèvent et retombent. L’horizon est gris. Que d’eau partout, aux branches, aux grilles, aux fils, aux flaques. Et la bruine de novembre imperceptiblement a mouillé la pèlerine bleu-marine qui couvre les épaules du petit Robert.
Un vieux train de wagons verts vient de cracher sur le quai de la gare de Mulhouse des cohortes d’ouvriers, d’employés, d’ écoliers qui seront bientôt avalés par les usines, les bureaux, les écoles.
Comme tous les jours depuis la fin des grandes vacances, Robert se rend à l’école de Mulhouse.
L’année dernière, encore, il fréquentait le CE2 de l’école élémentaire de L’île Napoléon où ses parents résident. Mais son père a décidé de changer Robert d’école, le jour où l’institutrice lui a affirmé sans rire : « Robert, mais c’est mon dictionnaire ! »
Une institutrice usant d’un dictionnaire aussi limité ne pouvait avoir les compétences nécessaires pour enseigner les premiers éléments du savoir à un fils d’ ingénieur pour lequel on a encore de grandes ambitions ! Ce changement d’école impose au petit Robert des trajets quotidiens, quatre fois répétés.
La nouvelle école de Robert porte le nom prestigieux d’école Centrale à cause de sa situation dans la ville et du nom de la rue sur laquelle donne la cour du triste bâtiment noir d’avoir subi des décennies de poussières urbaines, et d’avoir résisté à cinq années de guerre. Cette école est une miraculée. Elle a échappé aux bombardements soutenus que le quartier a essuyés entre 1944 et 1945.
Le jeune écolier pourrait faire le chemin de la gare à l’école les yeux bandés tant il le connaît bien pour le parcourir quatre fois par jour.
Aujourd’hui, sa maman lui a mis ses Snow boots en caoutchouc noir toutes neuves. On peut y glisser les pieds chaussés de pantoufles fourrées et garder ainsi l’impression douillette de n’avoir pas quitté la douceur du foyer. On peut, ainsi équipé sauter dans les flaques d’eau ou du moins ignorer ces obstacles que partout les intempéries d’automne placent sur les trottoirs. Elles sont étanches ces Snow boots et le petit Robert ne se prive pas de marcher dans l’eau jusqu’à la ligne de flottaison supposée de ses chaussures matérialisée par le premier bouton poussoir de leur tige; il constate avec délectation la capacité de ses nouvelles chaussures de lui garder les pieds au sec.
Robert va d’un pas pressé. Il marche vite car les horaires des trains et ceux de l’école ne sont pas parfaitement coordonnés. Son maître, le terrible monsieur Schlotter, lui accorde même le privilège quotidien de quitter l’école un quart d’heure avant ses congénères, ce qui provoque leur jalousie et les conforte dans le sentiment que le petit Robert est le chouchou de l’instituteur alors que Robert ne doit son privilège qu’aux horaires des trains.
(Suite au prochain numéro)
Autobiographie sous la forme de nouvelles…
- Robert
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- Robert
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Re: Autobiographie sous la forme de nouvelles…
Malgré le parcours mené au pas de charge, robert s’octroie parfois une courte pause dans sa course folle. Il subit la fascination d’une vitrine : celle de l’opticien de la rue du Sauvage. Tous les jours depuis la rentrée des classes, il colle son nez à cette vitre qu’il marque aujourd’hui d’un rond de buée, à cause du froid et de l’humidité. Robert ne déchiffre pas les indications des instruments divers que l’opticien offre à la lecture des badauds : il ne s’intéresse pas non plus aux lunettes dont il pense l’usage réservé aux vieillards.
Ce qui intéresse robert, ce sont les microscopes. Derrière le carreau protecteur, ils sont exposés, petits ou grands, noirs ou blancs, très chers ou plus abordables ; mystérieux objets, produits de la technique et de l’ingéniosité des hommes, ils permettent le voyage dans le monde inconnu et merveilleux de l’infiniment petit. Jamais il n’a posé un regard au-dessus de l’un de ces oculaires magiques. Il rêve. Il imagine. Il est là, le nez collé à la vitrine et il entre en géant dans un univers lilliputiens comme Gulliver le fait dans le livre abondamment illustré que Robert lit et relit. Qu’il a envie de ça ! Il le dira à son papa qui lui en achètera peut-être un à Noël.
Mais il lui faut vite quitter les promesses de la féerique vitrine, une entrée en retard dans la classe du cours moyen deuxième année de Monsieur Schlotter ne serait pas une sinécure ! Il y aurait d’abord les rires étouffés et les quolibets des élèves installés… Et s’exerceraient sans faiblesse, les foudres de l’instituteur dont la réputation de sévérité n’est pas surfaite. Robert le sait. Il a beau être le plus jeune de la classe, être considéré par ses camarades comme le chouchou du maître, il subira le châtiment, conséquence de tout manquement à la discipline générale sévère… mais juste, de Monsieur Schlotter.
Sur l’imposante estrade était le bureau noir où reposait l’instrument visible de l’incontestable, autorité du magister. Elle était terrifiante sa règle à section carrée d’un bois africain d’une incroyable dureté, longue et lourde, et qui s’abattait sans pitié sur la main que tout contrevenant, devait présenter ouverte au bourreau. Et les pauvres doigts sur lesquels s’abattait l’instrument en conservaient longtemps un souvenir cuisant. Cette justice violente depuis longtemps récusée était à cette époque monnaie courante et un nombre important d’enseignants en usait couramment.
Alain, cancre, notoire, comme toute classe qui se respecte détient au moins un exemplaire, était quotidiennement exposé à la vindicte du maître pour des manquements à la discipline ou une offense incongrue à l’orthographe. Objet de tant d’attention, il avait essayé d’exercer une vengeance sournoise à l’encontre de l’instrument de ses supplices répétés en essayant de l’entailler à l’aide de son canif. Tentative vaine . La lame du couteau avait été définitivement émoussée alors que la règle du maître n’avait subi aucun dommage.
Le prestige d’ Alain s’était trouvé conforté par cet acte de courage. Cependant, Monsieur Schlotter ne s’était absenté que pour un court instant ; il avait retrouvé sa règle vierge de toute égratignure et n’avait jamais soupçonné l’odieux attentat dont elle avait été l’objet.
Il faisait à peine jour encore. Le petit robert avait quitté la vitrine de l’opticien, couru dans la rue du sauvage, traversé la place de l’hôtel de ville. Il allait prendre la rue de la sinne et utiliser le raccourci.
Le raccourci passait par ce qui avait été une propriété bourgeoise, autrefois superbe, aujourd’hui, ruinée par les bombardements. Au milieu du parc subsistaient quelques vestiges de l’ancienne demeure ; les clôtures et les grilles abattues ne la protégeaient plus. Elle était devenue le terrain de jeux des garnements d’un quartier qui n’en manquait pas, adolescents perdus, pervertis, génération sauvage d’enfants livrés à eux-mêmes dans un monde brutal, trop occupé à sa reconstruction pour avoir le temps de songer à cette jeunesse privée de repères et habituée à la dure loi du plus fort.
Un chemin incertain, tracé par les passants entre les ronces et les orties, permettait de passer de la rue de la Sinne à la rue Centrale. Robert l’empruntait toujours pour arriver à l’heure à l’école.
Aujourd’hui, il s’engage d’un pas décidé sur le raccourci. Le crachin lui cingle le visage. Il presse le pas. Il repère les restes d’un foyer au bord de la sente. Quelle est cette forme étendue dans le cercle sinistre des cendres grise ?
Les jambes du petit robert se dérobent sous ses pas. Il a des larmes plein les yeux alors qu’il va à toutes jambes vers son école proche.
Cécile et son chien.
Cécile habitait la rue centrale. Elle y était née. Avant la guerre, elle vivait là avec toute sa famille. Le temps et les évènements l’avaient isolée. Elle vivait seule à présent. Enfin, pas tout à fait seule. Elle avait un compagnon sur lequel elle avait reporté toute son affection. C’était un petit chien d’une race indéfinissable, ultime maillon de rencontres canines libérées de l’emprise humaine. Cécile l’avait trouvé affamé, crotté et tremblant. Il l’ attendait ce soir de novembre 1946, alors qu’elle rentrait seule de la messe.
Le petit chien, habitué à lutter pour survivre dans le monde hostile d’une ville à demi démolie, l’accueil si chaleureux de Cécile l’avait apprivoisé lui le vagabond, nourri depuis toujours aux poubelles hétéroclites du quartier et habitué aux coups de bâton et aux jets de pierres.
Lavé, bichonné, peigné, il était méconnaissable. Quel bonheur de se vautrer sur le canapé du salon de sa maîtresse qui brodait inlassablement des napperons ! Le canapé était installé face à la rue centrale. Ainsi, ils entendaient et voyaient passer les écoliers dont les allées et venues rythmaient les jours. Parfois Cécile sortait sur le pas de sa porte avec son petit chien à l’heure où les écoliers rentraient ou sortaient de l’école. Parce qu’il était souvent seul, Paul connaissait bien la vieille dame. Il risquait souvent une caresse même lorsqu’Ulysse aboyait. Cécile avait appelé son chien Ulysse… Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage, Cécile et Ulysse étaient heureux.
Jusqu’à ce jour de novembre… Cécile s’était levée sans force. Elle avait traversé sa chambre et le couloir du salon en titubant. Elle s’était d’abord assise sur le canapé, prostrée. Ulysse, inquiet à ses côtés. Comment en avait-elle trouvé la force ? L’instinct de survie peut-être. Elle s’était soulevée, péniblement, avait appelé au secours.
Les pompiers de la ville étaient arrivés peu après. Tout s’était passé si vite. Deux hommes en uniforme étaient entrés, attelés à un curieux lit portable. Ils y avaient allongé Cécile à présent, inconsciente.
Réfugié sous la table, Ulysse est inquiet. Que signifie pour lui ce balai ridicule de jambes bottées ? Fuir, il lui faut fuir. Soudain, il jaillit de sa cachette, franchit la porte et file à toutes pattes.
–D’où il réchappe ce clébs ? demande le premier brancardier.
–Ça, c’est un chien errant. Les rues en sont pleines. Ils devraient les capturer et les piquer.
–En tous les cas, on lui a fichu une sacrée trouille au cabot ! On aurait cru qu’il avait tous les diables de la terre à ses trousses répond son collègue.
–Bon Dieu, fais attention, tu vas larguer la vieille sur le trottoir !
–T’en fais pas, je tiens la route ! Il faut faire vite, la grand-mère a tourné de l’œil !
Et Cécile avait été admise dans le service de cardiologie de l’hôpital du Hasenrain de Mulhouse.
Personne ne s’était soucié du sort de la vieille dame, à plus forte raison, personne ne s’était inquiété du sort d’Ulysse à nouveau livré à la rue.
Histoire du Chari.(diminutif de Charles en alsacien.)
Ulysse venait de s’engouffrer comme un fou dans la propriété en ruine où passe le raccourci.
Il connaissait tous les buissons du parc, la haie sauvage de troènes, la grosse touffe de buis, envahie de ronces et de volubilis, les restes de la terrasse, les passages entretenus par le piétinement des passants du raccourci, les recoins humides de pierres disjointes, les lits de plâtres, lattes et tuiles brisées, les escaliers aux marches inégales qui descendent au sous-sol dont il ne reste qu’un local à l’aspect d’une oubliette malodorante.
Le petit chien a si peur : c’est là qu’il s’engouffre. La pénombre est rassurante, le silence aussi.
Un vieux matelas éventré l’attend . Il le flaire, tourne sur lui-même, se couche délicatement là où le crin s’échappe d’une blessure de la toile, pose son museau entre ses pattes. Il va s’endormir sans le savoir sur la couche qui avait été celle du Chari .
Le Chari était de la classe 20, né dans une honorable famille bourgeoise de Mulhouse. Il avait été un écolier studieux, puis un lycée brillant. Il était promis à un avenir radieux. La guerre qui allait peser lourdement sur le destin de Charles en avait décidé autrement. Car sa famille n’avait jamais caché ses sympathies pour la France.
Résistant à 20 ans, arrêté, torturé par les SS, jeté dans le camp de concentration du Struthof, près de Schirmeck, où ses parents incarcérés eux aussi allaient trouver la mort, le jeune Charles n’avait jamais retrouvé l’équilibre qui avait été le sien avant ces évènements.
La libération l’avait rendu à sa ville, seul et ruiné. Devenu alcoolique par chagrin, vivant de sa maigre pension, Charles était devenu le Chari, le clochard.
La société des hommes est peu charitable ; il était l’objet des moqueries des gosses ; on lui jetait aussi des cailloux, parce qu’il était sale, dépenaillé, ivre souvent.
Il était mort au mois de juillet.
Deux policiers municipaux l’avaient trouvé sur le trottoir de la rue centrale, victime d’une bouteille de pastis volée, qu’il avait bue d’un trait pour oublier. Il avait tout oublié, avait été vite oublié aussi ; de lui, il ne restait que le matelas où dormait Ulysse ; et aussi, contre le mur humide et fissuré, la bicyclette, dépourvue de pneumatiques, avec laquelle tant de fois le Chari avait sillonné les rues du quartier.
Ce qui intéresse robert, ce sont les microscopes. Derrière le carreau protecteur, ils sont exposés, petits ou grands, noirs ou blancs, très chers ou plus abordables ; mystérieux objets, produits de la technique et de l’ingéniosité des hommes, ils permettent le voyage dans le monde inconnu et merveilleux de l’infiniment petit. Jamais il n’a posé un regard au-dessus de l’un de ces oculaires magiques. Il rêve. Il imagine. Il est là, le nez collé à la vitrine et il entre en géant dans un univers lilliputiens comme Gulliver le fait dans le livre abondamment illustré que Robert lit et relit. Qu’il a envie de ça ! Il le dira à son papa qui lui en achètera peut-être un à Noël.
Mais il lui faut vite quitter les promesses de la féerique vitrine, une entrée en retard dans la classe du cours moyen deuxième année de Monsieur Schlotter ne serait pas une sinécure ! Il y aurait d’abord les rires étouffés et les quolibets des élèves installés… Et s’exerceraient sans faiblesse, les foudres de l’instituteur dont la réputation de sévérité n’est pas surfaite. Robert le sait. Il a beau être le plus jeune de la classe, être considéré par ses camarades comme le chouchou du maître, il subira le châtiment, conséquence de tout manquement à la discipline générale sévère… mais juste, de Monsieur Schlotter.
Sur l’imposante estrade était le bureau noir où reposait l’instrument visible de l’incontestable, autorité du magister. Elle était terrifiante sa règle à section carrée d’un bois africain d’une incroyable dureté, longue et lourde, et qui s’abattait sans pitié sur la main que tout contrevenant, devait présenter ouverte au bourreau. Et les pauvres doigts sur lesquels s’abattait l’instrument en conservaient longtemps un souvenir cuisant. Cette justice violente depuis longtemps récusée était à cette époque monnaie courante et un nombre important d’enseignants en usait couramment.
Alain, cancre, notoire, comme toute classe qui se respecte détient au moins un exemplaire, était quotidiennement exposé à la vindicte du maître pour des manquements à la discipline ou une offense incongrue à l’orthographe. Objet de tant d’attention, il avait essayé d’exercer une vengeance sournoise à l’encontre de l’instrument de ses supplices répétés en essayant de l’entailler à l’aide de son canif. Tentative vaine . La lame du couteau avait été définitivement émoussée alors que la règle du maître n’avait subi aucun dommage.
Le prestige d’ Alain s’était trouvé conforté par cet acte de courage. Cependant, Monsieur Schlotter ne s’était absenté que pour un court instant ; il avait retrouvé sa règle vierge de toute égratignure et n’avait jamais soupçonné l’odieux attentat dont elle avait été l’objet.
Il faisait à peine jour encore. Le petit robert avait quitté la vitrine de l’opticien, couru dans la rue du sauvage, traversé la place de l’hôtel de ville. Il allait prendre la rue de la sinne et utiliser le raccourci.
Le raccourci passait par ce qui avait été une propriété bourgeoise, autrefois superbe, aujourd’hui, ruinée par les bombardements. Au milieu du parc subsistaient quelques vestiges de l’ancienne demeure ; les clôtures et les grilles abattues ne la protégeaient plus. Elle était devenue le terrain de jeux des garnements d’un quartier qui n’en manquait pas, adolescents perdus, pervertis, génération sauvage d’enfants livrés à eux-mêmes dans un monde brutal, trop occupé à sa reconstruction pour avoir le temps de songer à cette jeunesse privée de repères et habituée à la dure loi du plus fort.
Un chemin incertain, tracé par les passants entre les ronces et les orties, permettait de passer de la rue de la Sinne à la rue Centrale. Robert l’empruntait toujours pour arriver à l’heure à l’école.
Aujourd’hui, il s’engage d’un pas décidé sur le raccourci. Le crachin lui cingle le visage. Il presse le pas. Il repère les restes d’un foyer au bord de la sente. Quelle est cette forme étendue dans le cercle sinistre des cendres grise ?
Les jambes du petit robert se dérobent sous ses pas. Il a des larmes plein les yeux alors qu’il va à toutes jambes vers son école proche.
Cécile et son chien.
Cécile habitait la rue centrale. Elle y était née. Avant la guerre, elle vivait là avec toute sa famille. Le temps et les évènements l’avaient isolée. Elle vivait seule à présent. Enfin, pas tout à fait seule. Elle avait un compagnon sur lequel elle avait reporté toute son affection. C’était un petit chien d’une race indéfinissable, ultime maillon de rencontres canines libérées de l’emprise humaine. Cécile l’avait trouvé affamé, crotté et tremblant. Il l’ attendait ce soir de novembre 1946, alors qu’elle rentrait seule de la messe.
Le petit chien, habitué à lutter pour survivre dans le monde hostile d’une ville à demi démolie, l’accueil si chaleureux de Cécile l’avait apprivoisé lui le vagabond, nourri depuis toujours aux poubelles hétéroclites du quartier et habitué aux coups de bâton et aux jets de pierres.
Lavé, bichonné, peigné, il était méconnaissable. Quel bonheur de se vautrer sur le canapé du salon de sa maîtresse qui brodait inlassablement des napperons ! Le canapé était installé face à la rue centrale. Ainsi, ils entendaient et voyaient passer les écoliers dont les allées et venues rythmaient les jours. Parfois Cécile sortait sur le pas de sa porte avec son petit chien à l’heure où les écoliers rentraient ou sortaient de l’école. Parce qu’il était souvent seul, Paul connaissait bien la vieille dame. Il risquait souvent une caresse même lorsqu’Ulysse aboyait. Cécile avait appelé son chien Ulysse… Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage, Cécile et Ulysse étaient heureux.
Jusqu’à ce jour de novembre… Cécile s’était levée sans force. Elle avait traversé sa chambre et le couloir du salon en titubant. Elle s’était d’abord assise sur le canapé, prostrée. Ulysse, inquiet à ses côtés. Comment en avait-elle trouvé la force ? L’instinct de survie peut-être. Elle s’était soulevée, péniblement, avait appelé au secours.
Les pompiers de la ville étaient arrivés peu après. Tout s’était passé si vite. Deux hommes en uniforme étaient entrés, attelés à un curieux lit portable. Ils y avaient allongé Cécile à présent, inconsciente.
Réfugié sous la table, Ulysse est inquiet. Que signifie pour lui ce balai ridicule de jambes bottées ? Fuir, il lui faut fuir. Soudain, il jaillit de sa cachette, franchit la porte et file à toutes pattes.
–D’où il réchappe ce clébs ? demande le premier brancardier.
–Ça, c’est un chien errant. Les rues en sont pleines. Ils devraient les capturer et les piquer.
–En tous les cas, on lui a fichu une sacrée trouille au cabot ! On aurait cru qu’il avait tous les diables de la terre à ses trousses répond son collègue.
–Bon Dieu, fais attention, tu vas larguer la vieille sur le trottoir !
–T’en fais pas, je tiens la route ! Il faut faire vite, la grand-mère a tourné de l’œil !
Et Cécile avait été admise dans le service de cardiologie de l’hôpital du Hasenrain de Mulhouse.
Personne ne s’était soucié du sort de la vieille dame, à plus forte raison, personne ne s’était inquiété du sort d’Ulysse à nouveau livré à la rue.
Histoire du Chari.(diminutif de Charles en alsacien.)
Ulysse venait de s’engouffrer comme un fou dans la propriété en ruine où passe le raccourci.
Il connaissait tous les buissons du parc, la haie sauvage de troènes, la grosse touffe de buis, envahie de ronces et de volubilis, les restes de la terrasse, les passages entretenus par le piétinement des passants du raccourci, les recoins humides de pierres disjointes, les lits de plâtres, lattes et tuiles brisées, les escaliers aux marches inégales qui descendent au sous-sol dont il ne reste qu’un local à l’aspect d’une oubliette malodorante.
Le petit chien a si peur : c’est là qu’il s’engouffre. La pénombre est rassurante, le silence aussi.
Un vieux matelas éventré l’attend . Il le flaire, tourne sur lui-même, se couche délicatement là où le crin s’échappe d’une blessure de la toile, pose son museau entre ses pattes. Il va s’endormir sans le savoir sur la couche qui avait été celle du Chari .
Le Chari était de la classe 20, né dans une honorable famille bourgeoise de Mulhouse. Il avait été un écolier studieux, puis un lycée brillant. Il était promis à un avenir radieux. La guerre qui allait peser lourdement sur le destin de Charles en avait décidé autrement. Car sa famille n’avait jamais caché ses sympathies pour la France.
Résistant à 20 ans, arrêté, torturé par les SS, jeté dans le camp de concentration du Struthof, près de Schirmeck, où ses parents incarcérés eux aussi allaient trouver la mort, le jeune Charles n’avait jamais retrouvé l’équilibre qui avait été le sien avant ces évènements.
La libération l’avait rendu à sa ville, seul et ruiné. Devenu alcoolique par chagrin, vivant de sa maigre pension, Charles était devenu le Chari, le clochard.
La société des hommes est peu charitable ; il était l’objet des moqueries des gosses ; on lui jetait aussi des cailloux, parce qu’il était sale, dépenaillé, ivre souvent.
Il était mort au mois de juillet.
Deux policiers municipaux l’avaient trouvé sur le trottoir de la rue centrale, victime d’une bouteille de pastis volée, qu’il avait bue d’un trait pour oublier. Il avait tout oublié, avait été vite oublié aussi ; de lui, il ne restait que le matelas où dormait Ulysse ; et aussi, contre le mur humide et fissuré, la bicyclette, dépourvue de pneumatiques, avec laquelle tant de fois le Chari avait sillonné les rues du quartier.
- Robert
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Re: Autobiographie sous la forme de nouvelles…
Jeux de voyous.
Ils étaient trois petits voyous en instance de devenir de vrais délinquants.
Ils n’avaient subi aucune des obligations auxquelles sont généralement soumis les adolescents de leur âge. L’école les avait lâchés, définitivement. Ils venaient de passer le cap de la scolarité primaire obligatoire sans avoir subi l’épreuve du fameux« certif», leur instituteur ayant jugé la barre de cet examen bien trop élevée pour les capacités de nos trois compères. Alors la rue les avait pris.
Ils se connaissaient déjà à l’âge des couches-culottes et des barboteuse.Ils s’étaient rencontrés dans l’ombre encore neuve des tours du quartier du Drouot.
Silvio est grand, osseux, dégingandé, mat de peau et noir de poils, fils d’un maçon italien, venu en France pour fuir la misère. Il est l’aîné d’une famille de six enfants, le seul à être né en Italie, dans un village du sud de la botte. Les Caramelo étaient arrivés pauvres. Ils étaient restés pauvres. Ils avaient aussi perdu leur identité. Ils s’étaient fondus dans la cité, avaient oublié leur langue maternelle, sans maîtriser bien celle de leur pays d’accueil. Cependant, ils rêvaient parfois du soleil de Calabre, que le Sundgau ne pouvait leur donner.
Silvio a l’âme d’un meneur ; il sait s’imposer au faible. Paresseux, il fuit le travail et préfère de loin vivre dangereusement d’expédients et de de menus larcins.
Frantz est son lieutenant. C’est un Muller, ce qui à Mulhouse n’est pas très original ; il est orphelin de père, ce qui facilite son appartenance à la rue. Petit, roux, la mine chafouine et les yeux éternellement cachés sous la visière d’une casquette crasseuse. Il voue à Silvio une admiration sans bornes.
Le troisième compère est une émanation du même quartier. Il s’est intégré au groupe. Il en est le soufre- douleur. Édouard est adipeux. Son obésité installée est due à un dérèglement glandulaire plus qu’à une alimentation trop riche. Son aspect physique lui vaut d’être souvent brocardé.
–Alors, t’avance, Bouboule, l’invective justement Frantz.
Péniblement Édouard, rampe sous la clôture grillagée d’un petit poulailler attenant à la maison d’une vieille dame. Silvio a repéré ce site du plus haut intérêt économique dans l’après-midi et conçu le projet de capturer une volaille pour la cuire à la broche.
La nuit est tombée brutalement comme elle sait le faire en novembre et nos trois futurs voleurs se sont retrouvés au coin de la tour Saint- Luc pour se rendre ensemble à pied d’ œuvre. Il s’agit à présent de capturer une victime.
Les grosses fesses d’Édouard avaient bientôt offert son pantalon aux griffures cruelles du grillage, mais il avait réussi dans sa mission avec l’aide de Frantz, qui avait tenu le grillage soulevé au maximum afin de livrer passage à ce pachyderme bipède en position de reptation.
Arrivé près du baraquement en bois, couvert de papier goudronné qui abrite les volatiles, Édouard aventure son bras droit dans le passage d’accès des volailles au perchoir, saisit le premier cou emplumé qui lui tombe sous la main, serre très fort sa proie… C’est à peine si les collègues de l’innocente sacrifiée en font quelques cot..cot …cot, plus étonnés que désapprobateurs.
Édouard ne prends pas le temps d’une réflexion pessimiste sur le peu de solidarité qui règne au sein des foules !
Promptement, il porte ses dents sur l’arrière de la tête de la poule et serre… Sinistre petit craquement, battement d’ailes convulsif. Elle est morte la poule. Ce geste meurtrier, Édouard l’a observé et intégré alors qu’avec ses parents il vivait en réfugié dans une ferme du Gers pendant la guerre. La fermière pratiquait ainsi avant de saigner la volaille.
–Amène-toi, Bouboule, murmure Silvio, dans le noir…t’es moins con que t’en as l’air ! Pour ta peine, t’auras une «couisse »!
–Faut d’abord la saigner, la poule, affirme Edouard en professionnel de la volaille. Aboule ton couteau.
Et Édouard tranche sans hésiter le cou de la poule inerte ; il la tient par les pattes et le sang coule dans l’herbe verte du fossé.
–J’ai le ventre tout mouillé d’avoir rampé dans la merde assure le bourreau pour se mettre en valeur. Mon froc est dégueulasse, et mon vieux va m’ filer une trempe.
–Je vais faire du feu quand on ira dans le parc du château, le rassure Franz. Tu pourras te sécher, gros tas et tes vieux, y verront rien ; et puis une autre fois, tu regarderas où que tu poses ton bide.
Les trois garnements s’étaient rendus dans le parc de la propriété bourgeoise de la rue centrale. Ils avaient investi ce coin depuis longtemps, ils en étaient devenus les occupants privilégiés. Ils se sentaient chez eux dans cet endroit sinistre.
Parfois, il s’amusent à terroriser les jeunes écoliers qui, comme Robert osent s’ aventurer dans le raccourci.
Robert avait échappé de justesse aux trois gredins au début du mois d’octobre, grâce à son oreille fine et à son agilité. Désormais, il passait par là vite et inquiet.
Frantz avait allumé le feu. Édouard, titulaire désigné pour l’exécution des basses besognes, avait plumé, vidé et embroché la poule sur une ferraille rouillée qui traînait par là. Le bois bien sec qui avait servi Jadis de lattes pour les plâtres des plafonds de la maison bourgeoise faisait un lit de braises idéal pour rôtir la poule.
Elle dore à vue d’œil et la promesse d’un festin prochain fait saliver les trois voyous du Drouot. Le flegmatique Édouard tourne la broche improvisée. Il est si près du foyer que ses joues sont écarlates. Il transpire de chaleur, d’application et d’envie… Une cuisse… Silvio l’avait dit tout à l’heure. Les yeux exorbités de convoitise d’Edouard se portent sur la peau dorée et craquante, ruisselante et qui dégage une odeur…
–C’est pas bientôt couit ? Interroge Silvio,
–Si ! et elle est chouette, notre poule, assure Frantz
–Bouboule, dit Silvio en s’adressant à Edouard, je veux goûter.
Silvio sort de sa poche un oripeau qui avait été un mouchoir, attrape un pilon et tire. La patte résiste. Silvio tire plus fort. L’articulation lâche brutalement la carcasse, non sans arroser de jus le vieux paletot d’Édouard qui n’ose protester.
À dire vrai , sans assaisonnement, le met est insipide sans compter que la poule extraite par le plus grand des hasards du poulailler par Edouard n’est pas destinée à faire un rôti vu qu’elle se consacrait à la ponte, depuis plusieurs années. Sa chair , insipide et coriace ne valait que par l’exotisme des modalités culinaires mises en pratique pour la rendre comestible.
Les apparences sont souvent trompeuses et les cuisiniers le savent bien qui soignent parfois l’aspect au détriment de la qualité gustative. Cependant, plein d’espoir, Édouard attend le verdict du chef.
–Dis donc, Bouboule, tu l’as pas bien choisie, la poule. Elle est doure comme un pneu de vélo ; y a même encore des plumes. … Franz, prends l’autre couisse. Bouboule, il aura qu’à bouffer le cou et le cul, il est assez gras, non ?
Édouard n’a pas le temps de s’interroger à ce propos : peut-on se fier à ce que disent les grands de ce monde et à ceux qui détiennent l’autorité ?
Il se tasse, mal assis sur la pierre qui offre un siège insuffisant pour son large séant ; il grignote sans enthousiasme les morceaux roturiers que le chef lui a attribués. Il fallait être affamé, sortir de plusieurs années de disettes pour se nourrir de cela.
La mort en ce jardin…
Une odeur alléchante vient justement aux narines d’Ulysse. On a beau être un jeune chiot, issu d’un milieu très modeste, on en réagit pas moins sainement aux sollicitations naturelles. Le petit chien, tout juste sorti de sa léthargie, s’étire sur le matelas moisi abandonné par le Chari, se risque hors de sa cachette, se laisse guider par son flair infaillible.
–Silvio vise le clébard, j’ai une idée. Attends, je vais l’attraper.
Et Frantz de se lever prestement. Ulysse n’a pas été difficile à attraper. Le petit chien allèché par l’odeur de la viande serait de toute façon venu au voyou et Frantz glisse au cou d’ Ulysse le fil électrique qu’il a trouvé sous le buis.
Il expose son idée qui lui est venue instantanément. Il a résolu de dresser Ulysse, d’en faire un chien de cirque dont il serait sans doute possible de monnayer les tours. Les deux autres approuvent . Et commence l’éducation d’un pauvre petit chien qui ne revendique rien dans ce domaine si difficile du spectacle et des arts.
–D’abord il faut le faire sauter par-dessus le feu, affirme le dresseur Improvisé.
Ulysse tremble de ses quatre pattes. Il ne comprend rien à cette agitation autour de lui. Il est à demi étranglé par le fil de fer que les garnements ont noué sommairement à son cou. Dans un ultime sursaut, il donne un coup de dents à son tortionnaire.
–I m’a mordu ce con, hurle Frantz, et i veut rien foutre !
–Tire le il va sauter dit d’une voix blanche le gros Edouard, qui commence à jouir du spectacle, pour une fois qu’il ne tient pas le rôle de la victime…
–Bouboule, a raison, confirme Silvio, il faut tirer la ficelle, sinon, il sautera pas.
Un frisson sadique secoue les épaules adipeuse du lourdeau quand le petit chien hurle de douleur.
Ses pattes antérieures sont dans les braises. il s’effondre. Édouard exerce une traction sur le filin meurtrier. Ulysse est inerte, Ulysse est mort ; il est gris sur les braises qui grésillent , tandis que se répand une insoutenable odeur de chair et de poils brûlés.
Leur crime accompli, écœurés, les assassins ne parlent plus. Ils s’éloignent , honteux, sans un regard pour le cadavre mutilé du petit compagnon de Cécile.
Ce matin gris de novembre, le petit robert vient de découvrir le triste spectacle de la mort au milieu de la sente du raccourci.
La mort est là dans le rictus figé du petit chien, étendu sur son lit de cendres gris et mouillé ; le petit robert ne sera plus jamais comme avant.
Lui, l’écolier si attentif, il a fait plein de fautes dans sa dictée du lundi matin et peu s’en ait fallu qu’il ne fit connaissance avec la terrible règle de monsieur Schlotter .
À midi, le soleil brille et la rue centrale en est comme illuminée ; sur la place de l’hôtel de ville, le manège est là. C’est un manège de chevaux de bois qui jamais ne se lassent de tourner en rond, de monter et de descendre ; une musique nasillarde accompagne leur danse.
Il n’y a qu’une écuyère pour tous ces chevaux, une petite fille blonde et si jolie. Insouciante, elle serre sur sa poitrine le pompon de laine rouge qu’elle vient de décrocher ; elle aura le droit de tourner, de tourner encore et encore.
La vie est là simple et tranquille…
Les manèges, les roues, la valse à trois temps, les aiguilles de nos montres, la terre et ses satellites, les étoiles sous la voûte céleste tournent : tandis que pour la première fois des idées noires tournent dans la tête de Robert.
Dans son cœur d’enfant encore neuf se grave, obsédante, l’histoire du petit chien de Cécile.
Plus jamais il n’ empruntera le chemin maudit du raccourci…
Ils étaient trois petits voyous en instance de devenir de vrais délinquants.
Ils n’avaient subi aucune des obligations auxquelles sont généralement soumis les adolescents de leur âge. L’école les avait lâchés, définitivement. Ils venaient de passer le cap de la scolarité primaire obligatoire sans avoir subi l’épreuve du fameux« certif», leur instituteur ayant jugé la barre de cet examen bien trop élevée pour les capacités de nos trois compères. Alors la rue les avait pris.
Ils se connaissaient déjà à l’âge des couches-culottes et des barboteuse.Ils s’étaient rencontrés dans l’ombre encore neuve des tours du quartier du Drouot.
Silvio est grand, osseux, dégingandé, mat de peau et noir de poils, fils d’un maçon italien, venu en France pour fuir la misère. Il est l’aîné d’une famille de six enfants, le seul à être né en Italie, dans un village du sud de la botte. Les Caramelo étaient arrivés pauvres. Ils étaient restés pauvres. Ils avaient aussi perdu leur identité. Ils s’étaient fondus dans la cité, avaient oublié leur langue maternelle, sans maîtriser bien celle de leur pays d’accueil. Cependant, ils rêvaient parfois du soleil de Calabre, que le Sundgau ne pouvait leur donner.
Silvio a l’âme d’un meneur ; il sait s’imposer au faible. Paresseux, il fuit le travail et préfère de loin vivre dangereusement d’expédients et de de menus larcins.
Frantz est son lieutenant. C’est un Muller, ce qui à Mulhouse n’est pas très original ; il est orphelin de père, ce qui facilite son appartenance à la rue. Petit, roux, la mine chafouine et les yeux éternellement cachés sous la visière d’une casquette crasseuse. Il voue à Silvio une admiration sans bornes.
Le troisième compère est une émanation du même quartier. Il s’est intégré au groupe. Il en est le soufre- douleur. Édouard est adipeux. Son obésité installée est due à un dérèglement glandulaire plus qu’à une alimentation trop riche. Son aspect physique lui vaut d’être souvent brocardé.
–Alors, t’avance, Bouboule, l’invective justement Frantz.
Péniblement Édouard, rampe sous la clôture grillagée d’un petit poulailler attenant à la maison d’une vieille dame. Silvio a repéré ce site du plus haut intérêt économique dans l’après-midi et conçu le projet de capturer une volaille pour la cuire à la broche.
La nuit est tombée brutalement comme elle sait le faire en novembre et nos trois futurs voleurs se sont retrouvés au coin de la tour Saint- Luc pour se rendre ensemble à pied d’ œuvre. Il s’agit à présent de capturer une victime.
Les grosses fesses d’Édouard avaient bientôt offert son pantalon aux griffures cruelles du grillage, mais il avait réussi dans sa mission avec l’aide de Frantz, qui avait tenu le grillage soulevé au maximum afin de livrer passage à ce pachyderme bipède en position de reptation.
Arrivé près du baraquement en bois, couvert de papier goudronné qui abrite les volatiles, Édouard aventure son bras droit dans le passage d’accès des volailles au perchoir, saisit le premier cou emplumé qui lui tombe sous la main, serre très fort sa proie… C’est à peine si les collègues de l’innocente sacrifiée en font quelques cot..cot …cot, plus étonnés que désapprobateurs.
Édouard ne prends pas le temps d’une réflexion pessimiste sur le peu de solidarité qui règne au sein des foules !
Promptement, il porte ses dents sur l’arrière de la tête de la poule et serre… Sinistre petit craquement, battement d’ailes convulsif. Elle est morte la poule. Ce geste meurtrier, Édouard l’a observé et intégré alors qu’avec ses parents il vivait en réfugié dans une ferme du Gers pendant la guerre. La fermière pratiquait ainsi avant de saigner la volaille.
–Amène-toi, Bouboule, murmure Silvio, dans le noir…t’es moins con que t’en as l’air ! Pour ta peine, t’auras une «couisse »!
–Faut d’abord la saigner, la poule, affirme Edouard en professionnel de la volaille. Aboule ton couteau.
Et Édouard tranche sans hésiter le cou de la poule inerte ; il la tient par les pattes et le sang coule dans l’herbe verte du fossé.
–J’ai le ventre tout mouillé d’avoir rampé dans la merde assure le bourreau pour se mettre en valeur. Mon froc est dégueulasse, et mon vieux va m’ filer une trempe.
–Je vais faire du feu quand on ira dans le parc du château, le rassure Franz. Tu pourras te sécher, gros tas et tes vieux, y verront rien ; et puis une autre fois, tu regarderas où que tu poses ton bide.
Les trois garnements s’étaient rendus dans le parc de la propriété bourgeoise de la rue centrale. Ils avaient investi ce coin depuis longtemps, ils en étaient devenus les occupants privilégiés. Ils se sentaient chez eux dans cet endroit sinistre.
Parfois, il s’amusent à terroriser les jeunes écoliers qui, comme Robert osent s’ aventurer dans le raccourci.
Robert avait échappé de justesse aux trois gredins au début du mois d’octobre, grâce à son oreille fine et à son agilité. Désormais, il passait par là vite et inquiet.
Frantz avait allumé le feu. Édouard, titulaire désigné pour l’exécution des basses besognes, avait plumé, vidé et embroché la poule sur une ferraille rouillée qui traînait par là. Le bois bien sec qui avait servi Jadis de lattes pour les plâtres des plafonds de la maison bourgeoise faisait un lit de braises idéal pour rôtir la poule.
Elle dore à vue d’œil et la promesse d’un festin prochain fait saliver les trois voyous du Drouot. Le flegmatique Édouard tourne la broche improvisée. Il est si près du foyer que ses joues sont écarlates. Il transpire de chaleur, d’application et d’envie… Une cuisse… Silvio l’avait dit tout à l’heure. Les yeux exorbités de convoitise d’Edouard se portent sur la peau dorée et craquante, ruisselante et qui dégage une odeur…
–C’est pas bientôt couit ? Interroge Silvio,
–Si ! et elle est chouette, notre poule, assure Frantz
–Bouboule, dit Silvio en s’adressant à Edouard, je veux goûter.
Silvio sort de sa poche un oripeau qui avait été un mouchoir, attrape un pilon et tire. La patte résiste. Silvio tire plus fort. L’articulation lâche brutalement la carcasse, non sans arroser de jus le vieux paletot d’Édouard qui n’ose protester.
À dire vrai , sans assaisonnement, le met est insipide sans compter que la poule extraite par le plus grand des hasards du poulailler par Edouard n’est pas destinée à faire un rôti vu qu’elle se consacrait à la ponte, depuis plusieurs années. Sa chair , insipide et coriace ne valait que par l’exotisme des modalités culinaires mises en pratique pour la rendre comestible.
Les apparences sont souvent trompeuses et les cuisiniers le savent bien qui soignent parfois l’aspect au détriment de la qualité gustative. Cependant, plein d’espoir, Édouard attend le verdict du chef.
–Dis donc, Bouboule, tu l’as pas bien choisie, la poule. Elle est doure comme un pneu de vélo ; y a même encore des plumes. … Franz, prends l’autre couisse. Bouboule, il aura qu’à bouffer le cou et le cul, il est assez gras, non ?
Édouard n’a pas le temps de s’interroger à ce propos : peut-on se fier à ce que disent les grands de ce monde et à ceux qui détiennent l’autorité ?
Il se tasse, mal assis sur la pierre qui offre un siège insuffisant pour son large séant ; il grignote sans enthousiasme les morceaux roturiers que le chef lui a attribués. Il fallait être affamé, sortir de plusieurs années de disettes pour se nourrir de cela.
La mort en ce jardin…
Une odeur alléchante vient justement aux narines d’Ulysse. On a beau être un jeune chiot, issu d’un milieu très modeste, on en réagit pas moins sainement aux sollicitations naturelles. Le petit chien, tout juste sorti de sa léthargie, s’étire sur le matelas moisi abandonné par le Chari, se risque hors de sa cachette, se laisse guider par son flair infaillible.
–Silvio vise le clébard, j’ai une idée. Attends, je vais l’attraper.
Et Frantz de se lever prestement. Ulysse n’a pas été difficile à attraper. Le petit chien allèché par l’odeur de la viande serait de toute façon venu au voyou et Frantz glisse au cou d’ Ulysse le fil électrique qu’il a trouvé sous le buis.
Il expose son idée qui lui est venue instantanément. Il a résolu de dresser Ulysse, d’en faire un chien de cirque dont il serait sans doute possible de monnayer les tours. Les deux autres approuvent . Et commence l’éducation d’un pauvre petit chien qui ne revendique rien dans ce domaine si difficile du spectacle et des arts.
–D’abord il faut le faire sauter par-dessus le feu, affirme le dresseur Improvisé.
Ulysse tremble de ses quatre pattes. Il ne comprend rien à cette agitation autour de lui. Il est à demi étranglé par le fil de fer que les garnements ont noué sommairement à son cou. Dans un ultime sursaut, il donne un coup de dents à son tortionnaire.
–I m’a mordu ce con, hurle Frantz, et i veut rien foutre !
–Tire le il va sauter dit d’une voix blanche le gros Edouard, qui commence à jouir du spectacle, pour une fois qu’il ne tient pas le rôle de la victime…
–Bouboule, a raison, confirme Silvio, il faut tirer la ficelle, sinon, il sautera pas.
Un frisson sadique secoue les épaules adipeuse du lourdeau quand le petit chien hurle de douleur.
Ses pattes antérieures sont dans les braises. il s’effondre. Édouard exerce une traction sur le filin meurtrier. Ulysse est inerte, Ulysse est mort ; il est gris sur les braises qui grésillent , tandis que se répand une insoutenable odeur de chair et de poils brûlés.
Leur crime accompli, écœurés, les assassins ne parlent plus. Ils s’éloignent , honteux, sans un regard pour le cadavre mutilé du petit compagnon de Cécile.
Ce matin gris de novembre, le petit robert vient de découvrir le triste spectacle de la mort au milieu de la sente du raccourci.
La mort est là dans le rictus figé du petit chien, étendu sur son lit de cendres gris et mouillé ; le petit robert ne sera plus jamais comme avant.
Lui, l’écolier si attentif, il a fait plein de fautes dans sa dictée du lundi matin et peu s’en ait fallu qu’il ne fit connaissance avec la terrible règle de monsieur Schlotter .
À midi, le soleil brille et la rue centrale en est comme illuminée ; sur la place de l’hôtel de ville, le manège est là. C’est un manège de chevaux de bois qui jamais ne se lassent de tourner en rond, de monter et de descendre ; une musique nasillarde accompagne leur danse.
Il n’y a qu’une écuyère pour tous ces chevaux, une petite fille blonde et si jolie. Insouciante, elle serre sur sa poitrine le pompon de laine rouge qu’elle vient de décrocher ; elle aura le droit de tourner, de tourner encore et encore.
La vie est là simple et tranquille…
Les manèges, les roues, la valse à trois temps, les aiguilles de nos montres, la terre et ses satellites, les étoiles sous la voûte céleste tournent : tandis que pour la première fois des idées noires tournent dans la tête de Robert.
Dans son cœur d’enfant encore neuf se grave, obsédante, l’histoire du petit chien de Cécile.
Plus jamais il n’ empruntera le chemin maudit du raccourci…
- Denis
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Re: Autobiographie sous la forme de nouvelles…
C’est très beau, Robert… J’ai aimé ces nouvelles qui n’en font qu’une à la fin… Bravo!
- Lolo90
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Re: Autobiographie sous la forme de nouvelles…
Oui c’est trop beau Robert à part pour Ulysse l’opticien
Un de ces quatre j’irai à Mulhouse pour essayer de retrouver les rues et lieux que tu cites pour les prendre en photos et illustrer ta nouvelle
Un de ces quatre j’irai à Mulhouse pour essayer de retrouver les rues et lieux que tu cites pour les prendre en photos et illustrer ta nouvelle